En passant : Gazelle Twin ou, le corps, l' esprit et les caisses de supermarché.
Au cours d' une discussion récente sur un forum de geeks musicaux de mon acabit un bon ami du net devant mon désarroi m' offrit l'un des plus beaux cadeaux de cette fin 2014.
Le sujet du jour était voix féminine, expérimentation et avenir de la pop. Une fois Holly Herndon et Laurel Halo abordée je renaclai en ce qui concernait l' exercice 2014. Les deux artistes citées n' avaient pas trouvé d' héritières sur le long format. FKA Twigs a bien sûr été abordée mais l' ensemble des intervenants tombèrent d' accord sur sa légèreté des territoires sonores inconnus mais sans remettre en question sa réelle singularité. Les noms de Inga Copeland et de Fatima Al Quadiri furent jugée bien trop expérimentales avec leurs univers trop éloignés de la pop. Les noms de Carla Bozulich et de Jenny Hval déboulèrent. Toutes deux ont également offert deux très bons disques mais les intervenants s' accordèrent pour regretter que leur musique était à la limite de l' expérimentale avec leurs références au passé un peu trop daté et leur parfum de déjà-vu. La ténébreuse Pharmakon fut citée à comparaître par un de nos confrères mais devant son abstraction sonore un brin agitée du bocal et ses couvertures d' albums pour le moins gerbantes on se gaussa un instant et on pria le blagueur de cesser de faire son clown. Faudra attendre encore longtemps pour entendre Pharmakon dans les supermarchés, ou bien au rayon boucherie lol. Le moment était grâve. 2014 n' avait donc pas eut LE disque répondant aux critères, pas une nouvelle artiste à la personnalité forte, aventureuse et déchirante serait apparue sur terre. A la fois pop et expérimental, abordable et malgré tout sauvage. St Vincent étant jugée devenue bien trop domestiquée et pas assez novatrice le désespoir règna. Ça allait finir par le point Godwin du genre en musique. Bref le souvenir des idoles de notre jeunesse (aux plus vieux) rappliquèrent, Bjork, PJ Harvey, Beth Gibbons, Kate Bush. Et puis...Et puis...
Et puis un gamin anglais entra dans la danse. Ce petit branleur nous balança un seul nom. Ce nom quasi inconnu de tous était accompagné d'une vidéo. Pas une minute après, tous les intervenants avaient déserté le forum et se retrouvaient tous sur les sites de téléchargement. Le frisson des merveilleuses découvertes musicales au milieu de la nuit s' empara de moi et ne me lacha plus . Grand moment de 2014. Aussi frissonnant que celui ressenti devant Beth Gibbons et Portishead en live l' été dernier, c'est dire. Mais quel rapport avec la Beth. Vous allez voir.
Le nom ? Gazelle Twin
La vidéo? Celle-ci
La demoiselle se nomme en vérité Elizabeth Bernholz et nous vient de Brighton. Je l' avais déjà croisé et repéré pour l' espèce de Dark Synth pop de son premier album "The entire city". Truc super cool mais franchement léger face à ses références, The Knife et Fever Ray d'une part et les synthés flottant de John Foxx d' autre part. Une petite relecture du passé charmante mais un poil trop gentille et pas assez aventureuse à mon goût.
Mais devant ce "Antibody" dévastateur par son alliance de puissance et d' austérité ma surprise fut énorme et mes premiers a-prioris furent battus en brèche. Son récent "Unflesh" vient de la faire entrer directement dans la cours des grandes citées plus hauts. Le bombardement rythmique de "Antibody" qui tape sur tout votre corps et ses sonorités qui vous collent aux basques comme de la gelée gluante évoqueront à tous le frisson Portishead de "Machine Gun". Seule différence sur ce titre avec les Bristoliens, cette voix terrible qui scande plus ses paroles qu 'elle ne les chante et ce qui en rajoute à la fibre dramatique du titre. Plus tard sur le disque les beats absents et la voix décalée bien plus chantée vous rappelleront définitivement Beth Gibbons ("Child", magnifique!). Une autre des déesses novatrices des 90's ne cesse de planer, la Bjork de "Medulla" et de son annonciateur "Vespertine".
C'est dingue ce que ces deux disques avec leur travail sur la voix ont inspiré comme disques et artistes géniaux ces dernier temps, Julianna Barwick, Holly Herndon, Laurel Hallo et tant d' autres. Bernholz adore le coté étrange (inhumaine?) et asexué des voix comme le peuvent paraître naturellement celles très animalière des chorales Inuits repérées par Bjork ou alors, quand la technologie s'en mêle, pour une approche cette fois-ci cybernétique, comme chez Holly Herndon, PlanningToRock et la fratrie The Knife/Fever Ray (ces derniers alliant les deux).
La belle de Brighton nous explique avoir désiré depuis le premier album faire table rase du passé systématiquement. Si son premier disque était art pop celui-ci s' approche de l'industriel mais toujours dans une vision "pop" comme le démontre le titre très Throbbing Gristle "Still life". Effectivement ses références John Foxx et Gary Numan ont disparu avec leurs synthés éthérés et ensorcelants. Sauf peut être pour un bref rappel sur le bon et toujours très Bjork/Gibbons "Premonition". Ce qui a beaucoup changé c'est par la production que ça c'est passé. La rencontre de Bernhozs avec le génial producteur et expérimentateur londonien Benge, pote de Foxx lui aussi, y est pour beaucoup. Le choix du bonhomme pour un mixage et des rajouts analogiques font mouche. Cette façon de vouloir déposséder de l' aspect organique les instruments et les voix apporte un pesant sentiment d'enfermement inconnu jusqu' à présent et lui permettant d' échapper définitivement aux fantomes de ses références. Les détails sont nombreux sans atteindre la surcharge.
Si à première vue ce disque pourrait paraître pour une relecture très habile il n'en n'est rien. Non seulement Gazelle Twin a travaillé sur la forme en y injectant beaucoup d' elle même mais elle a su aussi trouver un fond consistant bien différent également des influences. Un fond d' actualité, pas déconnecté. Les sujets abordés par ses textes et son approche artistique ont tous à voir avec le corps. Comme j'en avais parlé pour le dernier Vessel, le corps et tout ce qui peut lui arriver est omniprésent une nouvelle fois dans un grand disque en 2014. Automutilation (évoqué aussi par les effets "désorganiques" de la production), la fausse-couche, la fin de vie et les soins palliatifs. La violence de sa musique que l' anglaise nous offre correspond à la violence qui règne dans les rapports entre le corps et l' esprit. Quand par exemple le premier lache le second et devient ainsi une espèce d'étranger que l'on doit traîner ou qui, tout simplement, va nous faire disparaître. Peut être pas un hasard si les synthé tant planant et sains de John Foxx sont devenu sur "Unflesh" dégueulasses et mal foutus, bégayant des rythmes dénaturés maladifs. En complément pas vu chez Vessel, la belle nous rappelle qu'en 2014 dans la relation Corps/esprit (tant abordé par l' art par le passé), un troisième larron est apparu. Le numérique. Ce dernier crée donc un troisième nous-même en plus des deux autres. Le corps (le physique), l' esprit(nos idées) et enfin le numérique, piquant à l'un et à l' autre et parfois, s'y substituant bien malgré nous. Gazelle Twin aborde ces sujets-là sérieusement et sans peur les creuse pour ensuite nous les rebalancer avec écoeurement au visage sous la forme d'un défoulement jubilatoire.
Une autre dimension est présente dans sa musique. Une dimension politique citée et assumée par l' anglaise en interview. Au travers de quelques titres c'est une sacrée critique du capitalisme qui nous est offerte. Et toujours par le prisme des rapports corps/esprit avec la technologie en incruste. Que cette dernière soit numérique ou pas. Et oui, ce système quand il n' est pas synonyme de destruction avec ses conséquences anti-écologique , passe aussi son temps, plus vicieusement, à ne pas respecter pas les processus naturelles les plus essentiels. Ceux de la nature bien sûr mais aussi ceux des humains. Et Gazelle Twin d' imaginer en un seul titre la vengeance des animaux d' élevages intensifs puis de nous remémorer ce terrible et angoissant sentiment de surveillance permanent ressenti par tous dans ce résumé ultime du capitalisme que sont les supermarchés (les fameux bip liberticides, comptables et anxiogène des caisses). Magistrale démonstration que ce bien nommé "Belly of the Beast". A ce propos, Elizabeth Bernholz raconte avoir été victime dans sa jeunesse de phobie et d' anxiété. Elle nous le raconte dans" Anti body" avec ses souvenirs d'un autre endroit devenu un équivalent des supermarchés en terme d' angoisse pour bon nombre, les terribles vestiaires des lycées.
La grande leçon que nous offre ce grand disque c' est bien cela. On nous vend depuis le 19ème siècle un système comme étant le meilleur, le plus "épanouissant" pour l' humain. Elizabeth Bernholz nous démontre tout le contraire en nous dévoilant une toute autre réalité. Jamais, poussé par un consumérisme agressif omniprésent, un capitalisme féroce, cruel, élevant la compétition au rang de valeur suprême et enfin cette société du spectacle aveuglante et harassante, l' humain n' a eut à ce point la profonde envie de se recentrer sur lui même afin d' élaborer des techniques de survie. Alors quand en plus le corps vous lache (parfois à cause de tout ça justement), que votre esprit est embrouillé par tous les stimulis/parasites cités et qu'en plus la technologie en rajoute , Gazelle Twin déboule et s' interroge sur une quelconque porte de sortie. En espérant qu'elle ne soit pas définitive comme certaines de ses allusions au suicide le suggèrent.
Une chose est sûr. Face à nos tourments modernes, avec ces mélodies à la fois dissonantes et hypnotiques, ces voix asexuées (angéliques?) parfois virulentes et si frêle à la fois, ce disque si violent mais si accrocheur (donc pop) vous donnera le chemin d'une sortie au final plus combative et l' énigmatique Bernholz de scander au son de son électro symbolique de leur technologie:"je vais les battre à leur propre jeux".
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